TRIBUNE 
PAR CHRISTOPHE DESHAYES
L'ERP, le Processus… et le Consultant
Les sociétés de conseil ont incontestablement profité du glissement vers la "dictature du tout-processus". L'ont-elles provoqué ou seulement accompagné ?  (14/05/2004)
 
Président de Documental (Observatoire des Technologies de l'Information)
 
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Documental

Depuis dix ans les entreprises ont mobilisé des ressources considérables pour moderniser leurs systèmes d'information, à l’aide notamment des fameux progiciels intégrés (les ERP). Pour autant, le bilan de cette décennie d’ERP n’est toujours pas tiré, et ne le sera sans doute jamais. Certes des voix ont bien tenté de briser le tabou du recours systématique à l’ERP… Sans grand succès ! Aujourd’hui le discours semble changer.

Telle est du moins l’impression donnée par la lecture du dernier numéro (n°61) de la revue scientifique Sciences de la Société (1) intitulé « le mythe de l’organisation intégrée : Les Progiciels de Gestion ». De par leurs observations de terrain, les différents contributeurs de ce dossier, tous chercheurs, constatent unanimement que ces ERP « ne marchent pas bien », notamment à cause des incroyables contraintes qu’ils génèrent si souvent. Naturellement ils s’interrogent sur l’origine de ces difficultés. L’outil serait-il inadapté ? ou est-ce son utilisation qui est en cause ?

La réponse est clairement synthétisée par Denis Segrestin (2) : « C’est l’ambivalence de l’ERP, son double visage, qui autorise à la fois un « contrôle programmé » de l’activité (de type routinier et hiérarchique) mais aussi un « contrôle interactif » (autorisant les apprentissages) qui « plombe » l’outil, même dans les cas où le management semblait le mieux disposé. Autrement dit, les ERP ont la fâcheuse tendance de tomber du mauvais côté, celui du contrôle programmé ». En clair, l’outil est capable du meilleur comme du pire : le problème étant qu’il « tombe » presque toujours du côté du pire ! Alors, si ni l’outil ni le management de l’entreprise ne sont directement en cause, à qui la faute ?

Pour répondre à cette question, un retour aux sources de l’ERP s’impose. L’outil qui entend standardiser et intégrer l’information liée aux processus de l’entreprise voit son avènement au début des années 90, lorsque les entreprises, fortes d’une décennie d’approche qualité, se réorientent sur leurs processus en vue de les optimiser. C’est l’heure du « business process reegineering » (BPR) dont l’ERP est souvent présenté comme la cheville ouvrière. Cette focalisation sur le processus devient très vite exclusive et les entreprises glissent progressivement vers le tout-processus, à mi chemin entre l’obsession compulsive et l’invocation mystique, comme si répéter à l’infini le mot processus pouvait attirer à soi la sacro-sainte efficacité. Malheureusement l’entreprise ne peut se résumer à un ensemble de processus, loin s’en faut !

Cette irrésistible déviance conduit aujourd’hui les entreprises à ce que l’on pourrait appeler : la dictature du tout-processus. Le dogme est limpide : si les processus sont bien « dessinés », bien décrits, bien automatisés (grâce notamment aux ERP et à leurs « best practices ») et surtout bien respectés par les opérateurs (les individus), le résultat (en sortie de processus) ne peut être qu’un produit de qualité fabriqué avec une consommation optimisée de ressources.

La conséquence de ce principe organisateur est claire : tout le monde doit se plier au processus. Il prime sur l’individu. Or, les constats de terrain sont sans appel, l’idéologie du tout-processus déresponsabilise. Car la mission de l’opérateur n’est plus, comme avant, de bien faire son métier selon les règles de l’art et de contrôler le résultat (celui-ci est désormais automatique), mais de suivre scrupuleusement une abstraction, un processus « dessiné » par d’autres (souvent des consultants externes) ! Le travail perd de son sens, et l’organisation - au premier chef, le manager - y perd son bon sens. L’ouvrier et l’employé voient leur échapper métier, savoir-faire, responsabilité et fierté au profit du modèle et de la procédure… L’industriel et l’entrepreneur, quant à eux, s’inclinent devant le gestionnaire triomphant.

 
"les procédures sont respectées à la lettre mais pas forcément dans l'esprit, personne n'est vraiment responsabilisé sur le résultat collectif"
 

Résultat : les procédures sont respectées à la lettre mais pas forcément dans l’esprit, personne n’est vraiment responsabilisé sur le résultat collectif (visible par le client). Insidieusement on en arrive à penser, que le respect intégral du processus permet de s’affranchir de la compétence, la formation et la motivation des individus. On finit par considérer l’individu et son métier comme quantités négligeables par rapport au processus, ce qui induit une autre conséquence : l’externalisation du processus devient plus facile, et s’impose même parfois dans certains cas ! Or, la réalité quotidienne est bien plus complexe et mouvante que le modèle ou la procédure. Les individus sont donc conduits à interpréter le processus, voire à le détourner et ce d’autant plus aisément que personne n’a pris la peine de leur expliquer l’enjeu du processus, quand l’impasse n’est pas faite sur la notion même de processus.

A qui profite le « crime » ? Certainement pas aux entreprises ! Tôt ou tard celles-ci paieront une telle perte de compétence, de savoir-faire, de motivation, de bon sens.

En revanche, les sociétés de conseil d’hier rebaptisées sociétés de consultants en optimisation des processus, voire spécialistes de la sous-traitance (ou de la délocalisation) de fonctions administratives ont incontestablement profité de ce glissement. L’ont-elles provoqué ou seulement accompagné ?

Cette dépossession de l’entreprise n’est toutefois pas nouvelle : l’ERP, bras armé de la culture du tout-processus n’en est que le dernier avatar. Dès 1983, elle était dénoncée par Michel Berry (3) qui fustigeait la « technologie invisible » qui « engendre souvent mécaniquement des choix et des comportements échappant aux prises des volontés des hommes, parfois même à leur conscience ; ils conduisent ainsi les organisations dans des directions voulues par personne et les rendent même rebelles aux efforts de réforme ». Bien entendu l’ERP est un parfait exemple de technologie invisible, mais peut-être devrait-on s’alarmer plus encore, en plagiant Michel Berry, de « l’organisation invisible » qui, derrière l’idéologie du tout-processus , « engendre souvent mécaniquement des choix et des comportements échappant aux prises des volontés des hommes… » ?

(1) Presses Universitaires du Mirail avec le concours du CNRS
(2) Professeur de sociologie à l’institut d’études politiques de Paris
(3) Michel Berry, 1983, Une technologie invisible ? L’impact des instruments de gestion sur l’évolution des systèmes humains, Paris, Ecole Polytechnique


Christophe Deshayes
 
 

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