Depuis dix ans les entreprises ont mobilisé des ressources considérables pour moderniser leurs systèmes d'information, à laide notamment des fameux progiciels intégrés (les ERP). Pour autant, le bilan de cette décennie dERP nest toujours pas tiré, et ne le sera sans doute jamais. Certes des voix ont bien tenté de briser le tabou du recours systématique à lERP
Sans grand succès ! Aujourdhui le discours semble changer.
Telle est du moins limpression donnée par la lecture du dernier numéro (n°61) de la revue scientifique Sciences de la Société (1) intitulé « le mythe de lorganisation intégrée : Les Progiciels de Gestion ». De par leurs observations de terrain, les différents contributeurs de ce dossier, tous chercheurs, constatent unanimement que ces ERP « ne marchent pas bien », notamment à cause des incroyables contraintes quils génèrent si souvent. Naturellement ils sinterrogent sur lorigine de ces difficultés. Loutil serait-il inadapté ? ou est-ce son utilisation qui est en cause ?
La réponse est clairement synthétisée par Denis Segrestin (2) : « Cest lambivalence de lERP, son double visage, qui autorise à la fois un « contrôle programmé » de lactivité (de type routinier et hiérarchique) mais aussi un « contrôle interactif » (autorisant les apprentissages) qui « plombe » loutil, même dans les cas où le management semblait le mieux disposé. Autrement dit, les ERP ont la fâcheuse tendance de tomber du mauvais côté, celui du contrôle programmé ». En clair, loutil est capable du meilleur comme du pire : le problème étant quil « tombe » presque toujours du côté du pire ! Alors, si ni loutil ni le management de lentreprise ne sont directement en cause, à qui la faute ?
Pour répondre à cette question, un retour aux sources de lERP simpose. Loutil qui entend standardiser et intégrer linformation liée aux processus de lentreprise voit son avènement au début des années 90, lorsque les entreprises, fortes dune décennie dapproche qualité, se réorientent sur leurs processus en vue de les optimiser. Cest lheure du « business process reegineering » (BPR) dont lERP est souvent présenté comme la cheville ouvrière. Cette focalisation sur le processus devient très vite exclusive et les entreprises glissent progressivement vers le tout-processus, à mi chemin entre lobsession compulsive et linvocation mystique, comme si répéter à linfini le mot processus pouvait attirer à soi la sacro-sainte efficacité. Malheureusement lentreprise ne peut se résumer à un ensemble de processus, loin sen faut !
Cette irrésistible déviance conduit aujourdhui les entreprises à ce que lon pourrait appeler : la dictature du tout-processus. Le dogme est limpide : si les processus sont bien « dessinés », bien décrits, bien automatisés (grâce notamment aux ERP et à leurs « best practices ») et surtout bien respectés par les opérateurs (les individus), le résultat (en sortie de processus) ne peut être quun produit de qualité fabriqué avec une consommation optimisée de ressources.
La conséquence de ce principe organisateur est claire : tout le monde doit se plier au processus. Il prime sur lindividu. Or, les constats de terrain sont sans appel, lidéologie du tout-processus déresponsabilise. Car la mission de lopérateur nest plus, comme avant, de bien faire son métier selon les règles de lart et de contrôler le résultat (celui-ci est désormais automatique), mais de suivre scrupuleusement une abstraction, un processus « dessiné » par dautres (souvent des consultants externes) ! Le travail perd de son sens, et lorganisation - au premier chef, le manager - y perd son bon sens. Louvrier et lemployé voient leur échapper métier, savoir-faire, responsabilité et fierté au profit du modèle et de la procédure
Lindustriel et lentrepreneur, quant à eux, sinclinent devant le gestionnaire triomphant.
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"les procédures sont respectées à la lettre mais pas forcément dans l'esprit, personne n'est vraiment responsabilisé sur le résultat collectif"
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Résultat : les procédures sont respectées à la lettre mais pas forcément dans lesprit, personne nest vraiment responsabilisé sur le résultat collectif (visible par le client). Insidieusement on en arrive à penser, que le respect intégral du processus permet de saffranchir de la compétence, la formation et la motivation des individus. On finit par considérer lindividu et son métier comme quantités négligeables par rapport au processus, ce qui induit une autre conséquence : lexternalisation du processus devient plus facile, et simpose même parfois dans certains cas ! Or, la réalité quotidienne est bien plus complexe et mouvante que le modèle ou la procédure. Les individus sont donc conduits à interpréter le processus, voire à le détourner et ce dautant plus aisément que personne na pris la peine de leur expliquer lenjeu du processus, quand limpasse nest pas faite sur la notion même de processus.
A qui profite le « crime » ? Certainement pas aux entreprises ! Tôt ou tard celles-ci paieront une telle perte de compétence, de savoir-faire, de motivation, de bon sens.
En revanche, les sociétés de conseil dhier rebaptisées sociétés de consultants en optimisation des processus, voire spécialistes de la sous-traitance (ou de la délocalisation) de fonctions administratives ont incontestablement profité de ce glissement. Lont-elles provoqué ou seulement accompagné ?
Cette dépossession de lentreprise nest toutefois pas nouvelle : lERP, bras armé de la culture du tout-processus nen est que le dernier avatar. Dès 1983, elle était dénoncée par Michel Berry (3) qui fustigeait la « technologie invisible » qui « engendre souvent mécaniquement des choix et des comportements échappant aux prises des volontés des hommes, parfois même à leur conscience ; ils conduisent ainsi les organisations dans des directions voulues par personne et les rendent même rebelles aux efforts de réforme ». Bien entendu lERP est un parfait exemple de technologie invisible, mais peut-être devrait-on salarmer plus encore, en plagiant Michel Berry, de « lorganisation invisible » qui, derrière lidéologie du tout-processus , « engendre souvent mécaniquement des choix et des comportements échappant aux prises des volontés des hommes
» ?
(1) Presses Universitaires du Mirail avec le concours du CNRS
(2) Professeur de sociologie à linstitut détudes politiques de Paris
(3) Michel Berry, 1983, Une technologie invisible ? Limpact des instruments de gestion sur lévolution des systèmes humains, Paris, Ecole Polytechnique
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