Christian Huitema (Microsoft) : "
"Pour que l'individu puisse innover, l'Internet doit rester ouvert et transparent""

Par le JDNet Solutions (Benchmark Group)
URL : http://www.journaldunet.com/solutions/itws/011126_it_huitema.shtml


Creusez un peu dans votre mémoire: nous sommes en 1995 et la France commence tout juste à s'éveiller à la "chose" Internet. Une nouveauté technologique qui a déjà ses grandes figures. Parmi elles, Christian Huitema, chercheur de l'Inria, spécialiste des protocoles réseaux, et surtout, de 1993 à 1995, président de l'Internet Architecture Board (IAB), sorte de conseil technique de l'IETF (Internet Engineering Task Force), organisme qui définit les standards du réseau. Un poste clef donc qui vaudra à l'intéressé, également auteur d'un ouvrage intitulé "Et Dieu créa l'Internet" de se voir régulièrement qualifié de "président de l'Internet" - bien malgré lui.

1995, Christian Huitema achève son mandat au sein de l'IAB. Et presque aussitôt disparaît de la scène médiatique. Six ans plus tard, nous le retrouvons, à notre grande surprise, salarié de... Microsoft. Qu'a-t-il fait durant ces six ans ? Comment a-t-il vécu l'émergence de la nouvelle économie ? Que fait-il chez l'éditeur de Redmond ? Pourquoi ce choix ? Nous étions pressés de lui poser ces questions et nous en avons eu la possibilité à l'occasion de l'un de ces brefs passages à Paris. Entretien.


Propos recueillis par Cyril Dhenin le 26/11/2001

En 1995, vous achevez votre mandat de président de l'IAB et six ans plus tard, on vous retrouve chez Microsoft ? Depuis quand y travaillez-vous ?
Christian Huitema: En fait je n'ai rejoint Microsoft qu'en février 2000. Auparavant, et ce depuis janvier 2000, j'ai occupé le poste de directeur de recherche dans le laboratoire architecture Internet de Telecordia (ex Bellcore, ndlr). A ce poste, j'ai mené des travaux sur des sujets qui m'étaient déjà bien familiers comme la téléphonie sur IP.

Aujourd'hui, chez Microsoft, quel est votre champ d'action ?
Je travaille sur le support des protocoles réseaux dans Windows. La puissance machine désormais disponibles nous permet d'aller assez loin, par exemple dans la compression de l'audio et de la vidéo. Vous en voyez déjà le résultat à travers un produit comme Windows XP.

La perspective de voir ses propres travaux sortir des laboratoires pour venir équiper des millions de PC explique votre décision de rejoindre Microsoft ?
Cela a joué en bien entendu, mais ce n'est pas ma seule motivation. Tout d'abord, ils m'ont appelé tous les jours durant deux mois, ce qui a sans doute été efficace (sourire). Plus sérieusement, j'observe qu'au début des années 90 Internet représentait encore une structure ouverte et transparente. Aujourd'hui, le réseau devient de plus en plus spécialisé et l'intelligence se déplace de plus en plus du poste de l'utilisateur vers les serveurs. Or c'est grâce à sa transparence que le réseau peut permettre des innovations. Plus l'Internet se spécialise, plus le potentiel d'innovation se réduit. Plus on réduit donc les chances de voir émerger de nouveaux Napster. Tout cela sous le prétexte de simplifier la vie de cet utilisateur devenu client. A mes yeux, cela ne va pas dans le bon sens. Ce qui compte, c'est de laisser l'individu libre d'innover et de créer.

Quel rapport avec votre venue chez Microsoft ?
En démocratisant l'usage de l'ordinateur individuel, Microsoft représente par excellence l'entreprise qui renforce le pouvoir de l'individu. Qui lui donne la puissance nécessaire pour faire ce qu'il veut des données et du réseau.

Je ne suis pas sûr de comprendre. La stratégie .Net de Microsoft semble pourtant marquer une migration de l'intelligence du poste client vers le serveur...
Comprenons-nous bien: je ne suis pas en train d'en appeler à une campagne d'élimination des serveurs mais à un juste équilibre des choses ! Bien sûr que les serveurs sont nécessaires, pour valider des identités par exemple. Quand à la stratégie .Net, elle va précisément dans le bon sens puisqu'elle apporte la possibilité, en quelque sorte, de "programmer" l'Internet, là encore en donnant plus de possibilité à l'individu. En passant de HTML à XML, technologie clef de .Net, l'individu ne se contente plus de collecter des données figées; il devient enfin maître de leur traitement.

Votre plaidoierie pour un réseau "ouvert et transparent" vous semble donc cohérente avec vos responsabilités chez Microsoft ?
Absolument. Je connais l'image de Microsoft et les procès d'intention qui lui sont faits. C'est assez disproportionné: Microsoft ne fait que concevoir des outils ; un traitement de texte comme Word ne dit pas quoi écrire et ne pas écrire ! Surtout, je connais les faits: à savoir que les protocoles réseaux définis par l'IETF sont mis en oeuvre de façon on ne peut plus standard dans Windows.

Que pensez-vous du mouvement du logiciel libre ? Etes vous sensibles à l'argument de la qualité intrinsèque des logiciels dits "open source" ?
Je pense que les gens doivent être payés pour ce qu'ils font et, qu'en outre, concevoir un système d'exploitation pour l'utilisateur, demande une masse de travail qui ne peut être assumée seulement par des bénévoles. D'ailleurs, un logiciel libre comme Linux reste encore principalement utilisé sur les serveurs. Et c'est bien logique: faire du logiciel pour les utilisateurs finaux s'avère beaucoup plus complexe qu'on ne le croit et demande de s'y consacrer entièrement. Cela dit, notez que je n'ai rien contre le bénévolat - j'ai moi-même déjà donné du code. Chacun fait ce qu'il veut.

J'imagine que Microsoft n'a pas été la seule entreprise à vouloir profiter de vos compétences ?
En effet, à une époque je recevais une proposition tous les deux jours, notamment de la part de dotcoms. Dans la plupart des cas, j'étais effaré par le manque d'épaisseur technique des dosssiers et par l'importance des fonds collectés sur des idées techniquement invraisemblables. Souvent d'ailleurs, il s'agissait de bâtir d'imposantes infrastructures serveur pour faciliter la vie de l'utilisateur - en fait, pour mieux le contrôler.

Aujourd'hui, quel regard portez-vous sur cette nouvelle économie ?
Je pense que tout gaspillage laisse des traces. Ce qui m'inquiète, c'est que la crise des dotcoms s'est aussi accompagnée d'une crise des télécommunications. Ce qui pourrait ralentir le développement du haut débit.

Dans les mois à venir, sur quoi allez-vous travaillez ?
Les chantiers sont nombreux. Nous travaillons sur le support des protocoles réseaux par les assistants numériques personnels - IPv6 joue là un rôle important -, sur l'Internet sans fil - avec des standards comme 802.11b -, sur la messagerie instantanée ou encore sur le peer-to-peer. Ce dernier chantier est très intéressant. Regardez aujourd'hui, si vous voulez envoyer un gros fichier (un film par exemple) à un correspondant, vous avez de bonnes chances de vous faire refoulez par votre prestataire de mail. Idéalement, il faudrait donc que vous puissiez établir à travers Internet une liaison point à point avec votre correspondant pour lui transférer ce fichier. Cela suppose encore pas mal de travail mais promet, ici encore, de donner plus de possibilités à l'utilisateur.

Dernière question: vous êtes installé à Seattle, il ne peut pas pleut trop... ?
Le climat est proche de celui de la Bretagne, je me débrouille pour trouver du vin et du fromage donc, pour le moment, tout cela me va bien !


Ancien élève de l'Ecole Polytechnique, Christian Huitema a d'abord travaillé comme ingénieur au sein de Sema où il développait des logiciels scientifiques. En 1980, il rejoint le CNET (aujourd'hui rebaptisé France Telecom R&D), puis en 1986 l'Inria, à Sophia Antipolis. Il y dirige notamment le projet de recherche RODEO qui débouchera notamment sur un système de vidéo-conférence sur IP. Il restera à l'Inria jusqu'en 1996, époque durant laquelle il occupera donc également les fonctions de président de l'IAB (Internet Architecture Board).
1996, changement de cap (géographique du moins). Christian Huitema part aux Etats-Unis travailler en tant que directeur de recherche chez Bellcore (qui deviendra ensuite Telecordia). C'est en février 2000, qu'il prend ses fonctions actuelles au sein de la division Windows de Microsoft.



Pour tout problème de consultation, écrivez au Webmaster
Copyrights et reproductions . Données personnelles
Copyright 2006 Benchmark Group - 69-71 avenue Pierre Grenier
92517 Boulogne Billancourt Cedex, FRANCE