Quelques réflexions sur la propriété intellectuelle à l'heure de l'Internet
Par Etienne Papin (Avocat, Cabinet Salans)

Par JDNet Solutions (Benchmark Group)
URL : http://www.journaldunet.com/solutions/0305/030522_juridique.shtml
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Le législateur a fait depuis longtemps le choix de reconnaître une protection particulière à certains fruits du travail humain.

En effet, à mesure que la richesse se déplaçait du matériel vers l'immatériel, les investissements humains et financiers étaient de plus en plus consacrés à la production de biens par nature facilement reproductibles ou imitables. Il devint donc important de conférer une protection légale aux fruits de ce travail.

La loi reconnaît donc une protection particulière à deux types de créations intellectuelles issues de l'effort créatif ou inventif d'une personne ou d'un groupe de personnes : "l'œuvre de l'esprit" et "l'invention". La première bénéficie de la protection par le droit d'auteur, la seconde par le brevet. A côté de ces droits de propriété intellectuelle reconnus par la loi, la jurisprudence a développé une protection particulière de l'effort commercial par le biais de l'action en concurrence déloyale.

Mais il faut s'interroger sur les limites de l'extension ininterrompue de ces protections au cours de la seconde moitié du XXème siècle. A l'heure où une quantité considérable d'informations devient disponible sur Internet, facile d'accès et de reproduction, il est de plus en plus délicat de déterminer ce qui est protégé de ce qui ne l'est pas. Trois jurisprudences récentes nous en fournissent l'illustration.

La protection du travail par l'action en concurrence déloyale
La jurisprudence a depuis longtemps développé une théorie permettant de sanctionner la réutilisation du travail d'autrui alors même que l'auteur de ce travail ne peut revendiquer une protection au titre de la propriété intellectuelle. Il s'agit de l'action en concurrence déloyale, illustration particulière du principe fondateur de notre droit de la responsabilité : "Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer" (art. 1382 du Code civil).

Parmi une jurisprudence pléthorique, l'arrêt du 17 avril 2002 de la Cour d'Appel d'Aix-en-Provence retient l'attention parce qu'il met en exergue des comportements fréquents sur internet que d'aucuns pourraient qualifier d'anodins.

Une société exploite un site Web qui propose un service en ligne d'enregistrement de règlements de jeux concours. Certaines pages de ce site contiennent des reproductions d'articles du Code de la consommation. Cette société va constater qu'une société d'huissiers, qui exploite un site web à l'objet similaire, a reproduit sur son site les mêmes articles du Code de la consommation. Elle fait constater par un agent assermenté de l'Agence pour la Protection des Programmes que le second site web reproduit à l'identique les pages de son site puisque les mêmes erreurs typographiques, glissées à l'évidence pour repérer les copies éventuelles, sont belles et bien reproduites sur le site litigieux. Il ne fait donc pas de doute que, par un simple "copier-coller", l'auteur du second site a "puisé" dans les textes du premier.

L'exploitant du second site sera condamné en référé, pour concurrence déloyale, sanction confirmée en appel en ces termes : "le fait de s'approprier à bon compte le travail et les investissements d'autrui constitue, sans contestation sérieuse possible, un comportement parasite qui engage la responsabilité civile" de son auteur.

Dans cette espèce, le seul élément matériel fondant la condamnation pour concurrence déloyale est la reprise du texte des articles du Code de la consommation. Peut-être la mise en forme de ces textes, des pages, etc. était-elle particulière. Leur reprise à l'identique par le second site Web, de nature à constituer une confusion dans l'esprit du public, aurait bien été de nature à constituer un acte de parasitisme sanctionnable. Cependant, l'arrêt étudié ne relève pas de tels comportements et se fonde uniquement sur la reprise du texte. On pourra donc émettre une sérieuse contestation sur la réalité de l'agissement fautif.

Les textes litigieux sont des textes de loi sur lesquels nulle appropriation n'est possible, chacun étant libre de les reproduire. Le défendeur a bien soulevé ce moyen de défense mais la Cour l'a écarté au motif que l'action introduite par le plaignant n'était pas fondée sur l'atteinte à un droit d'auteur mais sur la concurrence déloyale. Ce n'est pas la reproduction du texte qui est fautive, puisque le plaignant n'a sur ce dernier aucun droit de propriété intellectuelle, c'est de bénéficier du travail de saisie du texte de loi, sans avoir soi-même à le refaire.

Pourtant, à supposer que l'exploitant du premier site ait procédé lui-même, ou fait procéder, à la saisie du texte de huit articles du Code de la consommation, il nous paraît difficile de voir dans ce travail de saisie, relativement modeste, la réalisation d'un réel "investissement". Tout personne bien entraînée à la frappe en viendra à bout en une ou deux heures…

L'exploitant du premier site Web n'invoquait pas non plus le bénéfice de la protection contre les extractions réalisées dans une base de données protégée. Le Code de la propriété intellectuelle reconnaît, en effet, depuis quelques années, une protection spécifique au producteur d'une base de données contre la reproduction de tout ou partie des données contenues dans sa base (art. L 341-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle). Encore faut-il pouvoir justifier de l'existence d'une base de données, ce qui ne paraissait pas pouvoir être le cas en l'espèce, puisque l'investissement consenti pour la mise en ligne des textes du Code de la consommation paraît trop faible.

La sanction prononcée incite donc à la prudence tant la protection conférée au travail d'autrui semble aujourd'hui conçue largement par les tribunaux.

La protection du travail par le droit d'auteur
Nous quitterons un instant l'Internet pour trouver la seconde illustration de notre propos ; celle-ci intéressera cependant tout autant les exploitants de sites Web. Le grand parterre central des jardins de Vaux-le-Vicomte avait été restauré au début du XXème siècle par M. Achille Duchêne, architecte-paysagiste. Les propriétaires du célèbre château lui avaient demandé de recréer dans le style de Le Nôtre, concepteur originel des jardins, ce parterre principal qui n'était plus alors qu'une simple surface engazonnée. Bien des années après, les héritiers du restaurateur assignèrent pour contrefaçon une célèbre marque de joaillerie qui avait utilisé, pour illustrer l'une de ses publicités, la photographie dudit parterre.

Le Tribunal de Grande Instance de Paris a reconnu, dans une décision du 10 mai 2002, que le parterre en question méritait la qualification d'œuvre de l'esprit et, à ce titre, sa protection par le droit d'auteur. Sa reproduction photographique comme illustration publicitaire nécessitait donc l'autorisation des ayants-droit de son créateur.

Bien des éléments dans cette espèce auraient cependant pu conduire à une autre solution.

Il est certes difficile de nier que le parterre en question, singeant dans le monde végétal les arabesques d'une broderie, est une création esthétique issue de l'imagination créative de son concepteur. Ces éléments semblent conduire naturellement à la reconnaissance d'un droit d'auteur sur le dessin du parterre. Cependant, le parterre en question est reconnu par la Cour comme une œuvre autonome alors qu'il n'existe que comme élément d'un ensemble plus vaste, les jardins de Vaux, dans lequel il a vocation à se fondre, sans rupture. Pour respecter ces derniers et pour imiter le style de Le Nôtre, le paysagiste a dû nécessairement brider sa liberté créatrice. Il s'agissait donc plus ici d'un travail de restauration que d'une création. Reconnaître un droit d'auteur sur le parterre était donc une première prise de position de la Cour.

Ensuite, ces jardins sont, par essence, un espace public. Le paysagiste chargé de leur restauration ne peut l'ignorer. Par la même, il nous semble que l'auteur accepte nécessairement de subir des limitations à ses prérogatives par la simple destination de l'œuvre qu'il accepte de réaliser. La première d'entre elle, et non des moindres, est la possibilité qu'a le propriétaire du lieu de détruire purement et simplement l'œuvre qu'il commande, par exemple à la faveur d'une nouvelle restauration des jardins. Ensuite, il faut remarquer que l'œuvre n'est pas seulement placée dans un lieu ouvert au public, elle "est" un lieu ouvert au public. Sa reproduction se confond donc avec la reproduction de l'espace lui-même.

C'est sur ce dernier constat que, dans une espèce similaire, le Tribunal de Grande Instance de Lyon a refusé de déclarer contrefacteurs des éditeurs de cartes postales qui avaient réalisé des reproductions de la Place des Terreaux à Lyon, nouvellement réaménagée par des artistes célèbres. Le Tribunal releva notamment que "l'intrication entre le patrimoine historique bordant la place et les aménagements modernes […] est telle qu'elle interdit en pratique de distinguer les deux éléments".

La mise en ligne de photographies sur l'Internet devra donc s'accompagner de précautions nombreuses : outre l'obtention des droits par l'auteur de la photographie, il convient de vérifier si le sujet de l'image, fut-il un lieu public, ne fait pas lui-même l'objet d'une protection légale.

La protection du travail par le brevet
On remarquera que la jurisprudence en matière de brevet demeure moins permissive quant à l'extension croissante du domaine de la propriété intellectuelle.

On relèvera, en matière de méthode de vente sur Internet, un arrêt de la Cour d'Appel de Paris du 21 mars 2001. Une personne avait souhaité obtenir un brevet portant sur un procédé pour habiller et parer informatiquement sa photographie avec des vêtements avant de procéder à leurs achats par correspondance ou sur internet. L'INPI a considéré que l'objet de la demande de brevet ne constituait pas une invention brevetable au sens de l'article L. 611-10 du Code de la propriété intellectuelle. Sur recours intenté par le déposant, la Cour d'Appel de Paris a confirmé cette décision.

On sait que les méthodes dans le domaine des activités économiques sont exclues expressément de la brevetabilité par l'alinéa 2 de l'article L.611-10 précité. A ce niveau de l'analyse, la décision ne semble être qu'une simple application de la règle.

Cependant, ladite méthode commerciale aurait pu être mise en œuvre par un procédé technique lui-même brevetable. La Cour relève également sur ce point que la simple mise en œuvre de logiciels de traitement des images ne suffit pas à conférer un caractère technique à l'invention et donc à permettre sa protection.

Le domaine d'application du brevet reste ainsi mieux circonscrit : l'invention doit nécessairement engendrer une modification de l'état de la matière pour pouvoir être brevetable.

Mais le débat sur ce point rebondira très certainement à la faveur de la discussion du projet de diretive concernant la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur, rendu public par la Commission en 2002. Le projet exclut de la brevetabilité les méthodes "pures" pour l'exercice d'activités économiques. Cependant, les associations professionnelles regroupant les "utilisateurs" de la propriété industrielle ont déjà eu l'occasion d'exprimer leur désaccord sur ce point.


Au plus fort de la bulle internet, certaines "start-up" n'avaient d'autres ambitions que de protéger leur "business model", l'idée autour de laquelle la levée de fonds était construite. Avant même qu'une activité commerciale n'ait été développée, la volonté était d'abord de protéger. Ceci participe d'un mouvement aujourd'hui bien ancré dans les mentalités des acteurs économiques : le travail mérite une protection. Le juriste voit souvent dans les contrats des formules qui tendent à cet objectif : "le prestataire reste propriétaire de ses méthodes, savoir-faire, algorithmes, etc.", "le client reste propriétaire de ses données", etc. Pourtant, rien de ce qui précède ne fait l'objet d'un droit de propriété. Les entreprises sont donc conduites à vouloir se ménager la protection contractuelle de ce que la loi ne reconnaît pas comme étant éligible à la protection par la propriété. Les formules contractuelles précitées sont pourtant bien insuffisantes pour atteindre cet objectif.

Le poète, dans la fable célèbre, nous dit en parlant de la grenouille qu'elle "s'enfla si bien qu'elle creva". La morale pourra-t-elle s'appliquer un jour à la propriété intellectuelle ?



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